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D’abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant

avec son grouin la terre encore détrempée d’eau diluvienne, et il s’est nourri de tourbe.

La végétation lui souriant, il s’est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté

avec le mufle les touffes d’herbes et l’écorce des arbres.

 

Accroupi au pied de l’arbre dont le haut jet sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ;

puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s’est dressé sur ses

deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le

dominait l’instant d’auparavant. 

Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu.

C’est qu’il venait de s’initier à la hauteur de sa taille corporelle. C’est que le sang qui,

dans l’allure horizontale de l’homme, lui bourdonnait dans les oreilles et l’assourdissait,

lui injectait les yeux et l’aveuglait, lui inondait le cerveau et l’assourdissait ; ce sang,

reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides,

ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l’horizontalité

à la verticalité humaine, débarrassant son front d’une tempe à l’autre, et découvrant,

pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.

​

Jusque là, l’animal humain n’avait été qu’une brute entre les brutes ;

 

"il venait de se révéler homme"

​

La pensée s’était fait jour ; elle était encore à l’état de germe, mais le germe contenait les futures moissons...

L’arbre à l’ombre duquel l’homme s’était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main...

cette main qui jusqu’ alors n’avait été pour lui qu’une patte et ne lui avait servi à autre chose qu’à se traîner,

à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance.

Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre.

Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche.

Ce bâton lui servira bientôt pour l’aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer.

 

Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair ; et le voilà parti à chasser ;

et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier.

Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d’arbres, ces arbres dont hier,

il broutait le tronc, et dont il escalade aujourd’hui les plus hautes cimes pour y dénicher les oeufs ou les petits des oiseaux.

Ses yeux, qu’il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l’azur

et toutes les perles d’or de son splendide écrin.

​

C’est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes,

il donne un nom, une valeur astronomique.

A l’instinct qui vagissait en lui a succédé l’intelligence qui balbutie encore et parlera demain.

Sa langue s’est déliée comme sa main, et toutes deux fonctionnent à la fois.

Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces,

des sensations et des sentiments.

​

L’homme n’est plus seul, isolé, débile, il est une race ;

​

"il pense et il agit,"

 

et il participe par la pensée et par l’action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes.

La solidarité s’est révélée à lui. Sa vie s’en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l’ont précédé, dans celles qui lui succéderont.

Reptile à l’origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons.

Par le regard et par la pensée, il s’élève comme l’aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l’infini ;

les coursiers qu’il a domptés lui prêtent l’agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d’arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires.

​

De simple brouteur il s’est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel.

La destinée lui a dit :

 

"Marche ! il marche, marche toujours." 

 

Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ;

il a mis son estampille sur tout ce qui l’entoure. 

 

Ainsi l’homme-individu est sorti du chaos.

Il a végété d’abord comme le minerai ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée,

à une locomotion plus rapide et plus étendue.

 

L’homme-humanité est encore un foetus, mais le foetus se développe dans l’organe générationnel, et, après ses phases successives d’accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation,

atteindra la plénitude de ses facultés sociales 

 

 

Joseph Dejacque
 

EVOLUTION

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